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Entretiens

 

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« Gisants » - 1977

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Joël Jouanneau : Tu présentes au sein même de la basilique, une série de toiles intitulées « Corps », inspirées de gisants des rois de France et qui provoquent chez les 8000 visiteurs des phénomènes d’adhésion ou de rejet, mais jamais d’indifférence. Comment aujourd’hui évalues-tu ce travail ?
Jean Kiras : Je considère maintenant cette aventure comme décisive pour mon activité de peintre. J’avais fait d’autres tentatives mais elles me laissaient insatisfait et ce n’est vraiment qu’avec cette exposition que j’ai commencé à exister comme peintre ou, pour être plus exact, à m’assumer comme tel.
Cela m’a surtout permis d’amorcer ma réflexion sur le corps humain. Les gisants des rois proposent une lecture des corps qui n’a pas d’équivalent à mon avis dans l’histoire de la sculpture, et c’est avec ces corps que j’ai dialogué presque quotidiennement, pendant des mois, avec la volonté de les faire revenir vers nous à la fois par mon langage de peintre et aussi par une mise en question de leur contenu. Finalement, j’ai procédé à une exploration contemporaine de ces corps de pierre en les posant dès le départ comme des corps vivants, des corps qui continueraient de se débattre…

Joël Jouanneau : C'est-à-dire que la difficulté surgit du fait que tu ne représentes pas ces corps dans leur apparence extérieure. C’est Artaud qui écrivait que « sous la peau, le corps est une usine surchauffée » et ta peinture en témoigne. Les corps y sont découpés, déchirés, et dans un même tableau, des détails réalistes- une main par exemple- côtoient des passages « abstraits », et c’est la confrontation des deux qui nous questionnent.
Jean Kiras : Je déchire ces corps car si je les représentais dans leur nudité, cela ne traduirait pas ma réflexion. Pour moi, le corps n’est pas une simple enveloppe ; c’est aussi une mécanique, ce qui n’implique pas que mon approche picturale soit anatomique. Le corps, c’est aussi un espace dans lequel j’introduis des informations dont certaines n’ont parfois rien à voir avec le corps lui-même. Ce dernier devient alors un paysage à l’intérieur duquel je me déplace pour y faire pénétrer l’agression, la douceur, la sensualité ou la violence. C’est pourquoi dans ce contexte reconnaissable qu’est le corps humain, tu peux effectivement rencontrer un univers qui ait son propre langage, son autonomie. D’où les lectures multiples que tu peux faire d’une même toile, elles sont possibles car la peinture, c’est presque toujours une succession de fenêtres ou de miroirs…
Révolution, n° 24, août 1980 (propos recueillis par Joël JOUANNEAU)

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« Corps » - 1979

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Joël Jouanneau : Justement, la difficulté d'un tel travail d'interprétation, sur un matériau et un thème préétablis, n'est-ce pas de l'arrêter ? Je ne parle pas de le conclure bien sûr, ni même de l'achever car il est probable que la matière traitée était inépuisable, mais simplement d'en sortir après trois années d'un dialogue intense. Comment s'est effectué le passage à tes toiles sur la mort d'Aldo Moro, par incident, une décision brutale, le sentiment d'une impasse ?

Jean Kiras : Je crois que c'est l'irruption de l'information. Il faut dire que dans les dernières toiles consacrées aux gisants, je faisais intervenir des éléments d'actualité, qui concernaient la violence opérée sur les corps humains. Et on découvre celui d'Aldo Moro ! Je terminais un triptyque sur les gisants quand cette image télévisée, extrêmement fugitive, vient m'agresser et se situer au centre de ma réflexion. Tu dois comprendre que cette image, ce corps d'Aldo Moro dans ce coffre de voiture, durant un dixième de seconde, c'était pour moi une vision nouvelle de la mort qui contrastait avec la mort certes agitée mais toujours majestueuse qui se dégageait des sépultures royales. Alors, voilà : tu réfléchis pendant trois ans sur une lecture des corps qui t'est proposée par d'autres artistes ; tu ressens au bout de ces trois années la nécessité d'ancrer ton travail dans l'actualité et cette image vient s'interposer dans ta réflexion comme un fait brut. Elle surgit, mais 1/10ème de seconde seulement : donc, tu essaies de la retrouver mais elle ne paraît pas dans la presse et tu te retrouves ainsi confronté à cette image qui devient obsessionnelle dans ta tête. Alors, tu la cherches, tu peins...

Joël Jouanneau : Je n'ai pas vu cette image télévisée et je vois bien qu'elle agit chez toi à la fois comme traumatisme et comme mythe, car en fait que t'en reste-t-il aujourd'hui ? 

Jean Kiras : Une idée extrêmement précise et en même temps très floue. Tu as raison, elle fonctionne comme un souvenir qui peut se transformer à volonté mais elle est également parfaitement située. Il s'agit d'un corps dans un coffre de voiture, mais il ne pouvait pas y entrer. Alors, on l'a cassé ce corps, on l'a brisé pour qu'il entre, et il est devenu dérisoire, presque ridicule. La mort d'Aldo Moro est un acte tribal qui dénote une certaine éducation de la violence et de ce point de vue, c'est une sorte de chef-d'œuvre. On a démoli un individu à petit feu jusqu'à cette conclusion dérisoire : ce corps dans un coffre de 4 L, comme un chiffon. Alors pour moi, cet acte est celui de l'atteinte intégrale au corps d'un autre, mais atteinte d'une extrême misère alors même que je travaillais sur une image de la mort qui continue à me poser bien des questions mais qui était organisée, mise en scène, d'où cette interrogation sur ma peinture...

Révolution, n° 24, août 1980 (propos recueilli par Joël JOUANNEAU)

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 « La Ville » - 1989

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La force et la véhémence du propos d’une œuvre n’entraînent pas forcément une inflation des moyens.
La peinture de Jean Kiras procède pour une grande part de cette économie de moyens. Les fonds paraissent simples.
Jamais ils ne cèdent à la tentation de l’anecdotique et laissent au spectateur le soin de les déchiffrer.
Dans un univers presque toujours en clair-obscur la lumière n’apparaît jamais, ses sources ou les ombres non plus. Ni astres ni ampoules ou projecteurs, ce sont quelques touches de blanc, de rouge ou de bleu, des coulures plus claires sur une surface qui apportent de curieux éclairages.
Nous sommes dans un environnement essentiellement urbain privé de la rassurante présence des astres.
Peindre. Pourquoi peindre ça plutôt qu’autre chose ? Mais pourquoi pas ça.
Peindre pour comprendre. Pour aller jusqu’au bout d’une double fascination : la curiosité pour l’objet et celle pour la manière de le peindre, qui est toujours à inventer. Atteindre l’instant où le regard saisit dans l’objet ce qui l’intéresse vraiment. Peindre pour explorer les possibilités d’exprimer cette beauté là où elle est, avec les moyens les plus simples : des traits noirs, des touches de bleu, de gris, de blanc… Peindre pour enlever, cacher, éliminer ce qui n’est qu’anecdotique, et ne garder que l’essentiel.
Peindre pour comprendre l’essentiel tout en le découvrant…
André ANDUREAU

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« Crucifixion » - 1989

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« …Cherchant finalement une anatomie imaginaire, je me suis aperçu que celle-ci commençait d’abord par la véritable anatomie et ensuite qu’il y avait projection d’une anatomie différente qui venait se plaquer dessus. C’est un peu le sens de mon travail. Je n’ai pas au départ, commencé à tout aborder. J’ai essayé de me lancer dans cette aventure qui était une autre forme de travail, qui était un dialogue. J’ai eu l’impression pendant trois ans de dialoguer avec des artistes, avec un artiste surtout qui s’appelle Germain Pilon. Pour moi, il n’y avait pas coupure entre des œuvres du passé et ce que j’étais en train de faire au présent. Je crois d’ailleurs que nous devrions être très conscients de cela, nous artistes, à savoir que nous ne pouvons pas d’un seul coup être parachutés par rapport à une réalité sans avoir accumulés un certain nombre d’impressions que nous avons prises dans ce qui nous a précédés. Nous ne sommes pas des individualistes, nous ne sommes pas des originaux ; nous réfléchissons sur ce qui a été fait avant nous et nous essayons d’en tirer des leçons. …Je voudrais simplement dire, très rapidement, quelques mots sur ma façon de travailler. Ca vous éclairera un peu…Je suis quelqu’un qui pense beaucoup avant d’entreprendre un dessin ou une toile. Je pense beaucoup à cette chose que je vais faire. Et ensuite, lorsque j’attaque la toile ou le dessin, j’essaye de me vider complètement, de tout oublier de ce que j’ai emmagasiné comme impressions, et autant que possible d’être complètement démuni. Je tiens beaucoup à cet état de péril. Alors, je travaille de façon presque instinctive, ou tout du moins, que je pense être instinctive. En fait, c’est une restitution de tout ce que j’ai emmagasiné ; En tout cas, j’essaie que ce soit instinctif. C’est un ensemble de gestes qui vont d’un seul coup me faire partir sur une piste que je n’avais pas prévue au départ. Ensuite, tout mon travail va être d’extraire de cet ensemble de gestes qui m’est apparu d’abord incohérent, une cohérence qui me semblait ne pas exister au départ. Vous seriez extrêmement surpris entre le désordre de départ et le construit de l’arrivée… En ce qui me concerne, j’ai finalement trois pistes importantes. J’ai d’une part l’abstraction, j’ai également le surréalisme que je ne peux pas oublier, et puis j’ai ce que je pourrais appeler la réalité telle qu’elle a été continuellement maniée et remaniée par Picasso ou par Matisse par exemple… Tels sont les éléments que j’ai à ma disposition. J’en suis arrivé à une certaine conclusion, c’est que l’artiste, le peintre, a le droit de tout faire au moment où il le veut, où il le souhaite. C'est-à-dire qu’il ne doit pas se laisser enfermer par ce qu’on pourrait appeler une démarche, sa manière ou sa façon de peindre. A tout moment, il a le droit et même le devoir de tout casser. Si demain je décide qu’il vaut mieux que je retourne à quelque chose de très différent, je n’hésiterai pas une seconde… »

Revue du Centre d’Etude de la Métaphore, n° 5 (extraits d’un colloque à la faculté des Lettres de Nice)

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…Jean Kiras est travaillé par l’histoire comme peu le sont. Beaucoup la vivent plutôt résignés ou « sous » la politique ou « dans » les lois du militantisme. Lui, Jean Kiras est véritablement hanté par l’Histoire, sa peinture aussi, c’est son drame et sa nourriture, sa fascination et sa déchirure. Le corps est chargé de cette Histoire passée présente et future, le corps est bariolé, scarifié, torturé et mis en jouissance par cette Histoire même. Le corps est le réceptacle et le témoin de toutes les démences, de toutes les violences, de toutes les humiliations, de toutes les servitudes. L’esclavage l’habite, l’exploitation le marque à jamais. Le corps, notre corps, est en quelque sorte tatoué par l’Histoire, qu’on le veuille ou non, mais tatoué jusqu’à l’os, jusqu’au sang. Cette Histoire, comme une litanie absurde, où le somptueux se colle à l’horrible, où l’immonde chevauche la splendeur, cette Histoire s’inscrit dessus et dedans le corps de Jean Kiras.

Jean Christian FRADIN, Notes éparses pour les Crucifixions de Jean Kiras, Nantes, avril 1989

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« Visages, crânes et masques » - 1990

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…Jean Kiras n’est ni abstrait ni figuratif : c’est un peintre-écrivain qui construit son espace pictural comme d’autres écrivent un texte. Il construit l’inapparent dans l’apparent. Il fait apparaître les mouvements cachés, les sentiments et les pensées à l’état naissant. C’est une peinture à voir et aussi à regarder et à méditer. La lecture de ses toiles est à la fois passive et active. Passive, pour se laisser toucher par toutes ces formes proposées, microscopiques souvent, non toutes visibles d’emblée. Active, en devançant le peintre dans sa stylistique propre, construisant avec lui ces taches et ces lignes qui lui ont permis de déconstruire la figure initiale et de la reconstruire en changeant sans cesse son point de vue pour nous en montrer les secrets.
Dire que le tableau imprègne l’œil serait peut-être inexact, incomplet du moins. Mais le champ de l’œil est envahi de peinture. Puis le regard devenant plus scrutateur, plus audacieux aussi, s’essaie à voir…Ces surfaces frappent et retiennent, agressent, et par là, exigent un regard lui-même accueillant. Un regard peu à peu élaboré dans les échanges entre les sensations-visions et les perceptions visualisées qui essaient de décoller les plans, de déplier les replis, de mieux apercevoir les lignes. Un regard qui fait face aussi, pour ne pas absorber les formes ni se laisser absorber par la couleur, pour ne pas céder à une éventuelle stupeur devant le tragique du dé-figuré…Ces surfaces peintes réclament une grande « passivité » de façon à renforcer l’accueil et à se laisser affecter par ce qui d’elles émane…
Force du geste, suite infinie d’exercices d’une patience qui peu à peu se fait peinture, prend visage, s’offre à voir, appelle à une fréquentation « du dedans », à une pensée-peinture capable de la dévisager.
...
La peinture de Jean Kiras est une écriture-peinture qui réclame à son tour une pensée-peinture pour être lue. Question de technologie. N’ayant pas de symbolique préalable ni de code chiffré à décoder, le lecteur de ses toiles doit accepter l’aventure pour aborder l’accidentel, et se perdre dans les ruptures. Le discontinu a ici force de loi, dans un tout peint pour être à la fois vu ensemble et « dévisagé » ; passé au filtre du détail.
Les retours et les renvois mettent en suspens continuellement le regard pour laisser monter en perception les détails éclipsés, mis en replis, à peine figurés, et les admettre enfin à participer à la lecture. Ces textualités peintes n’exigent ni un savoir particulier ni une clef pour y voir ce qu’elles ne disent pas. Mais elles poursuivent leur élaboration dans l’œil qui regarde par une plus-value d’expression qui se fabrique parallèlement à la visualisation qui se forme et à la pensée-peinture qui se fabrique.
Adolfo FERNANDEZ-ZOÏLA (extraits)

 

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« Torses » - 1991

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A mesure que la peinture de Jean Kiras s’approche du corps, elle se fait écriture…
Regardez cette chair, elle est texte de tissus, trame de signes, riche réseau de graphes. Cette œuvre naît d’une oscillation patiente et passionnée entre la chair et le signe, le corps qui fait signe et la peinture qui s’incarne en écriture du corps…
Comme le corps de la phrase est le verbe, le corps du corps est le torse. Là est l’essentiel, membres et tête n’étant qu’accessoires périphériques et contingents. Le torse seul, par sa massive simplicité de bloc charnel, est notre vrai lieu, notre noyau. C’est là où se tient le souffle, là d’où a jailli le premier cri et d’où s’échappera le dernier soupir, là d’où sourdent actes et passions, là que sont ramassés tous nos futurs élans. En regard de ce nœud si serré de nos forces, le visage n’est qu’un fallacieux codicille, un luxe conceptuel, un écran ou un masque.

Torses pour quitter les inévitables faces-à-faces avec la face, pour laisser loin la psychologie, l’émotion, le théâtre et le drame. Torses, pour que peindre ne soit plus un face-à-face avec le trop connu social, mais un corps à corps avec l’inconnu intime.
S’il y avait visages, il y aurait cris ou sourires, désirs ou effrois.
S’il y avait membres, il y aurait marche ou danse, course ou trébuchement.
Ici il n’y a que le massif silence d’un mystère qui simplement respire, seul, au carrefour de nos déchirements.
Gérard BARRIERE, Corps écrits (extraits)

 

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« Un Peintre et la bibliothèque » - 2002

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Journal (extraits)
11h- J’installe mon chevalet. Les livres deviennent des regards.
Un silence de livres et pourtant un bruit assourdissant…
13h- Deux heures passées face à la feuille, doucement la réalité s’installe. Je peins sans bouger, ne pas déranger la mémoire…
Trac et malgré tout sérénité, une sorte d’isolement, d’île déserte loin du monde…
16h40- Toute la journée, les livres furent des points de lumière…L’ombre des livres est encore de la lumière. Le siècle des lumières…
...
Quoi de plus représentatif de la mémoire
que ces livres dressés comme des vivants,
habités de tous ces morts,
quoi de plus insaisissable que ces pensées
délivrées de leurs certitudes, de leur polémiques,
quoi de plus présent que ces mondes disparus,
moines copistes, premiers imprimeurs,
relieurs attentifs, et puis tous ces rangements,
tous ces classements, cette accumulation
qui se continue… J. K.
Rencontres avec la Bibliothèque de Troyes, éd. Castor et Pollux

 

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« L'Homme incertain » - 2007 - 2011

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Les dessins de JEAN KIRAS, comme ceux de certains sculpteurs tels : GIACOMETTI, DAVID D'ANGERS, RODIN,  semblent   faits  au  couteau,  au  canif.  Les  peintures  portent  elles  aussi  l'empreinte  de ces scarifications, de ces marquages infligés au corps humain, pour humilier, trier, désigner ceux à abattre dans le troupeau.  La tête s'est évanouie sous l'innommable, le corps porte et  supporte  seul  le  lourd héritage, le souvenir de la violence du temps.
L'homme des peintures de JEAN KIRAS est au détour de tous nos chemins, parfois courbé, détruit, parfois fier, guerrier, implorant, perdu, décérébré, comme si le ciel avait happé son cerveau. Cet homme mécanisé, manipulé, tétanisé, se débat dans la confusion d'un monde chaotique, incertain. Seules les mains, les belles mains,  très  présentes,  semblent  des  nuages  d'espoir  ou  d'humanité  qui  effleurent  le  peu  d'enfance qui nous reste.
La virtuosité, le graphisme et l'architecture de la peinture de JEAN KIRAS lui permettent d'aller au coeur battant de l'être, dans l'entrelacs délicat de ce corps balloté entre l'extase et la servitude. Paradoxalement, malgré la gravité et la tragédie, ses oeuvres nous laissent éblouis et émus comme autrefois les gisants de SAINT-DENIS peints vers 1978.
C'est le triomphe de la peinture qui efface le discours et l'incertitude pour révéler l'homme fragile dans ce qu'il a de plus précieux, de plus troublant.

Jean Christian FRADIN, février 2011

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